Ça n’a rien de confortable, et j’adore ça ! – l’interview de Simon Caruso

À l’occasion de la parution de la nouvelle Sélection des ludicaires 2024 à découvrir dans votre boutique locale ou ici même sur le site, nous avons le plaisir de rencontrer Simon Caruso, illustrateur et graphiste, qui en fait cette année la couverture. Un artiste visuel dont le talent s’exprime aussi bien dans la presse que dans la bande dessinée, les affiches événementielles ou évidemment l’illustration de jeux de société.

Simon Caruso nous parle de son parcours éclectique et de sa démarche avec sa verve passionnée et son humour décalé qui font de lui un artiste à part entière, jonglant entre les techniques et les styles, sans jamais prendre la grosse tête qu’il aime pourtant tant dessiner dans ses caricatures.

Et tout de suite, place aux questions !

Simon-CARUSO

On lit sur ton site que tu es illustrateur, graphiste et caricaturiste. Qu'est-ce qui t'a amené vers ce métier d'illustrateur ?

Simon : L’argent, bien sûr ! L’argent, et le prestige. Et l’admiration sans limite des générations futures.

 

Et sinon, en vrai, c’est juste que j’ai toujours aimé raconter des histoires en dessinant, depuis tout petit, avant même de savoir que ça pouvait être un métier -on nous dit pas tout, à l’école-. Donc un peu par hasard, un peu par curiosité, un peu par défi, je me suis dit que j’allais tenter le coup et faire des études là-dedans, parce que, puisqu’il faut bien manger, autant gagner sa vie en faisant quelque chose qu’on aime. 5 ans après, me voilà freelance.

Et 16 ans plus tard, je confirme que ça peut être un métier.

Quelle a été la première illustration ou œuvre illustrée qui a marqué ta passion ?

Simon : Wow, la première ? J’en sais rien du tout. Je saurais citer plein de rencontres visuelles, des baffes graphiques qui m’ont ouvert les yeux -littéralement- à différents moments de ma vie, mais la toute première…

Je remonterai au CP quand j’ai découvert The land before time de Don Bluth. Oui, j’aime bien citer les titres en VO. C’est pas pour me la péter, c’est juste parce que souvent les titres traduits sont nuls, et surtout pourquoi traduire les titres ? Il y a aussi La sorcière de la rue Mouffetard de Pierre Gripari, avec les illustrations de Puig Rosado.

Mais ce qu’il y a de chouette, c’est pas la première fois, c’est plutôt chaque première fois avec chaque œuvre qui va nous toucher ! J’ai hâte de ma prochaine.

On constate que ton trait est très diversifié, allant de l'encre de chine (Focus) jusqu'à des illustrations très léchées et rectilignes presque vectorielles (The Loop !), en passant par quelque-chose de plus suggéré (Spirit) ou par les crayons de couleur plus traditionnels. D'où puises-tu cette diversité ?

Simon : Je suis obligé de me diversifier ! Ça n’aurait absolument aucun sens de réutiliser l’univers visuel de The LOOP (ne traduisons pas les titres, mais citons les auteurs Maxime Rambourg et Théo Rivière, le tout édité par Catch Up Games) pour illustrer Focus (d’Antonin Boccara et Romaric Galonnier, chez Old Chap Games). Et c’est ce qu’il y a de génial quand on travaille sur des jeux de société : chaque projet est unique, et ça doit aussi passer par l’univers visuel qui sera développé.

Il faut constamment se réinventer, et moi qui n’aime pas faire toujours la même chose, ça me convient très bien. Ça passe par changer d’outil ou de style graphique, même si, fatalement, ma personnalité va toujours imprégner mon travail. Ça n’a rien de confortable, et j’adore ça. Et c’est en me mettant en danger que je cherche toujours à apprendre et progresser.

Quel est ton point de vue sur l'évolution de l'illustration, avec les nouvelles technologies et une diffusion principalement numérique sur internet et les réseaux sociaux ?

Simon : Je serai bien mauvais juge d’un sujet aussi large, sur lequel je n’ai pas beaucoup de recul.
Mais si je dois répondre en deux mots, je dirais : c’est cool.

Je suis un grand consommateur d’images, passif comme actif, je regarde beaucoup ce qui se fait ailleurs, mon Instagram est rempli de créatif·ive·s, ce qui d’ailleurs parfois peut être intimidant quand on est soi-même créatif. Mais je trouve que tout ce qui bouillonne là-dehors, dans la vraie vie comme sur Internet, est merveilleusement stimulant. On dessine depuis la nuit des temps, et on arrive encore aujourd’hui à inventer des trucs visuels toujours un peu nouveaux, soit en croisant les styles, soit en croisant les influences, soit en croisant les techniques, soit en croisant les supports,… Internet permet d’être témoin et passeur·se de cette énergie créatrice, et c’est chouette de voir que les humains s’inspirent les un·e·s les autres sans pour autant tourner en rond.

Et l'arrivée de l'IA dans tout ça ?

Simon : En parlant de tourner en rond… Si tu parles d’IA générative d’images, ce qui n’est pas tout à fait la même choses que l’IA de manière générale, c’est un autre sujet, qui n’a absolument rien à voir avec de l’illustration, ni même de la création.

« L’arrivée de l’Intelligence Artificielle » c’est une drôle de manière de désigner les cas où l’Intelligence a cédé sa place à l’Artificiel.

C’est une technologie de triche pour humains frustrés qui sont d’une telle malhonnêteté et paresse intellectuelle qu’ils préfèrent prendre des raccourcis de triche plutôt que de se retrousser les manches et prendre le temps d’apprendre.

Une immense hypocrisie du « c’est moi qui l’ai fait » qui oublie de préciser ce que tout ça cache, sans rentrer dans des questions éthiques ou philosophiques : du vol de propriété intellectuelle, de l’esclavage moderne, de la surproduction de contenu, et une énième catastrophe écologique dont on n’avait vraiment pas besoin.

Nous sommes ici car tu as réalisé cette année la couverture de la Sélection des ludicaires du Groupement des Boutiques Ludiques. Peux-tu nous parler de ton rapport au jeu de société ?

Simon : Je suis joueur avant tout. Je fais partie des gens qui ne voient pas la différence entre une soirée jeux et une soirée tout court, mais comme beaucoup, j’ai découvert le monde merveilleux des jeux modernes il y a une quinzaine d’années seulement. J’adore jouer, mais pour moi le plus important reste avec qui je joue, plutôt qu’à quoi je joue.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai dû commencer par jouer un peu au Monopoly, sur une très vieille édition qui traînait chez ma grand-mère quand j’étais petit. Mais ce qui m’intriguait beaucoup plus c’était un autre jeu rangé avec ce même Monopoly, un jeu qui avait l’air de raconter une histoire, et en tant que joueur j’y suis toujours très sensible : « Prohibition à Chicago ».

C’était un jeu d’ambiance avec des portraits robots de mafieux à reconstituer. Le jeu était loin d’être complet, il manquait même la règle et le couvercle, je ne connais même pas le titre exacte, si quelqu’un a la réf, je suis preneur.

Du coup je n’ai jamais pu y jouer, grosse frustration. Mais quelque part je dirais que ce sont également les premières illustrations qui m’ont marqué : ces mines patibulaires mais incomplètes !

Tu es illustrateur et graphiste créatif depuis 16 ans, tu te consacres presque exclusivement aux jeux de société depuis 4 ans. Comment tu en es arrivé à illustrer des jeux ?

Simon : C’est mon ludicaire qui m’a mis le pied à l’étrier. Je vis près de Roanne dans la Loire, et je fréquente régulièrement la boutique Destination Terre de Jeux. À force d’être client là-bas, le boss est devenu un client également, puis un ami. Et quand, avec l’association locale, il a organisé un petit festival de jeux de société, Les Vendanges Ludiques -ça a duré seulement 5 ans, les vrai·e·s s’en souviennent-, il m’a dit « Viens avec ton book, il y aura des éditeurs ! ». Illustrateur depuis plusieurs années déjà, et joueur par ailleurs, je ne m’étais jamais vraiment posé la question d’allier l’agréable à l’agréable. Mais pourquoi pas, après tout ?

Donc je suis allé au festival, mon book sous le bras, mais tout occupé à jouer, j’en ai oublié de me présenter. Au bout de deux ou trois parties sur le même stand, l’animateur avec qui je jouais, en voyant mon book, m’a demandé si j’étais illustrateur ; il se trouve que ce monsieur était François Koch, auteur et éditeur chez Jeux FK, et il m’a tout de suite proposé d’illustrer son prochain jeu. Et voilà comment j’ai mis le doigt dans le ludique avec Cache-Cache Souris (de et chez François Koch, donc), sorti en 2014.

Suite à ça, par goût du jeu mais aussi pour le boulot, j’ai commencé à me déplacer sur les principaux salons français pour rencontrer des éditeur·ice·s, et à force de nouer des contacts, et à faire du travail correct, les choses se sont mises en place.

En dix ans j’ai eu le plaisir de travailler sur une quinzaine de jeux. Et c’est pas fini !

La rumeur circule au sein du GBL que tu aurais été séquestré plusieurs jours pour produire cette illustration de couverture. D'ailleurs, tu te définis comme un illustrateur qui "travaille aussi sous la menace". Comment s'est passée ta rencontre avec le groupement ?

Simon : La rencontre avec le GBL a été extrêmement cordiale. Je marchais tranquillement dans la rue quand on m’a gentiment mais fermement invité à monter dans une camionnette, dans laquelle j’avais à disposition du papier, un crayon, un ordinateur et du café à volonté. Je ne sais pas pendant combien de jours on a roulé, mais j’ai été très bien traité.

Ce n’est que quand les Forces Spéciales d’Intervention m’ont délivré qu’on m’a expliqué que ces manières ne respectaient pas la Convention de Genève.

Peux-tu nous dire comment tu as imaginé le concept de cette couverture ?
Est-ce qu'il y a un message caché qu'il faut chercher entre les lignes ?

Simon : Alors dans cette illustration, il y a, entre les lignes, de la couleur. Mais pas que.

Quand le GBL m’a proposé d’illustrer cette couverture -d’ailleurs encore merci d’avoir pensé à moi !-, quel honneur, mais quelle pression ! J’allais devoir passer derrière les immenses Maud Chalmel, Maxime Morin, Pauline Detraz, Julien Delval, Camille Chaussy, Anne Heidsieck et autres Pierô,…

Plein de gens dont j’admire le travail. Comment passer après autant de talents ? Comment faire différent mais tout aussi bien ?

Je voulais absolument faire une image qui raconte une histoire, qui fasse sens. Avec un message positif aussi. Quelque chose qui mette en avant le côté humain des jeux de société, surtout en ces temps troublés par les prompteur·se·s d’IA vomisseuse de contenu. Je t’ai déjà dit que j’aimais pas ça ?

J’ai cherché pendant des jours une idée qui rejoigne cette ambition, en vain. Ce n’était pas le syndrome de la page blanche, plutôt le syndrome de la page remplie d’idées pas ouf. Et puis un jour, Émilie, ma compagne, complice de toujours et conjointe collaboratrice -un jour il faudra que je te parle de l’Atelier Donjon et Crayons– me balance « T’as qu’à faire une cuisine !« . On était en plein visionnage de l’excellente série The Bear de Christopher Storer, peut-être que ça a joué. Et voilà, quel merveilleux parallèle. Elle a toujours le chic pour mettre les mots sur les idées que je n’arrive pas à formuler. Comme mentionné sur mon site : « 70% des bonnes idées […] sont © Émilie Caruso ».

C’était donc ça que je voulais montrer : des humains qui travaillent. Parce que les jeux de société que nous conseillent nos ludicaires, c’est des boîtes remplies d’idées, où ça cherche, où ça fume, où ça fuse ! C’est de l’amour et beaucoup de sueur pour que tout soit parfait, ou pas loin. C’est un travail d’équipe qu’on nous confie. J’ai donc imaginé la boutique ludique comme un passe-plats, où un·e serveur·se présente sa sélection aux joueur·euse·s affamé·e·s de nouveautés. Derrière, on aperçoit les coulisses de la création, avec tout ce que ça peut, ce que ça doit peut-être aussi, avoir de bordélique, et de jamais facile ni immédiat. La création, c’est du boulot !

Qu'aimerais-tu que le public de joueuses et joueurs retienne de cette illustration ?

Simon : Ben le message caché, tiens !

As-tu rencontré des défis particuliers avec ce projet ? Comment les as-tu surmontés ?

Simon : À part croire que je trouverai la bonne idée à force de réfléchir, alors qu’il me suffisait d’en discuter avec Émilie ? Pas de souci particulier, non…

Je me donne toujours pour défi de m’amuser en dessinant. Je crois très fort au fait que si je m’ennuie, ça se verra dans le dessin.

Donc je me suis amusé à penser ma couleur comme une sérigraphie artisanale -je t’ai déjà parlé de l’Atelier Donjon & Crayons ?-. Toutes mes teintes résultent de la superposition de calques cyan, magenta et jaune. Le tout avec des textures et détériorations distinctes, c’est pas parce que c’est dessiné sur ordinateur qu’il faut pas que ce soit chaleureux.

J'ai bien compris que tu aimais ne pas trop te prendre au sérieux.

Simon : Je te coupe, c’est faux !

Quelle part accordes-tu à l'improvisation dans tes illustrations ? Comment trouves-tu l'équilibre entre rigueur artistique et folie créative ?

Simon : Belle question ! Pour moi, dans une image, il est important en effet de trouver un équilibre entre justesse de composition et spontanéité du dessin. Faut que ce soit solide, mais plein de vie. Quand je travaille, je fais très attention à me documenter le moins possible ; parfois en amont, mais jamais pendant que je dessine. Je considère que le travail d’inspiration se fait passivement, et à tout autre moment. Je reste curieux et ouvert à tout ce qui passe, et j’essaye de me faire confiance pour digérer et réutiliser ce que j’ai cru comprendre. Je pense que ce processus est bien plus efficace et sincère s’il est inconscient. Il faut laisser sa place à l’instinct, même si la réussite n’est jamais garantie !

Pour un artiste qui ne se prend pas trop au sérieux, tu fais quand même la couverture de la Sélection des Ludicaires ! C'est plus de 170'000 exemplaires distribués dans toutes les boutiques du GBL.
En plus, ton illustration a aussi été déclinée cette année en piste de dés offertes par les boutiques aux joueuses et joueurs qui les fréquentent. C'est d'environ 2'300 pistes qu'il s'agit.
Est-ce une pression ou une fierté ?

Simon : Pour la pression, je crois avoir déjà répondu. Une fierté ? de ouf ! Je suis conscient que mon travail n’est généralement pas passe-partout. Je pense que c’est une qualité en soi, et en même temps ça n’aide pas à… passer partout. – mais est-ce bien le but ?

 

On dit mon travail clivant, et je le prends comme un compliment. Si bien que quand on me propose un projet, c’est parce qu’on veut qu’il ait une identité forte.

Le GBL voulait quelque chose de moins conventionnel, et différent des précédentes couvertures qui montraient souvent des devantures de ludicaires. Je crois que l’idée d’une image qui soit plus symbolique que réaliste vous a plu !

En plus je suis content, j’avais pas encore de piste à dés.

Fréquentes-tu toujours les soirées jeux de ta boutique locale Destinations Terres de jeux ? Une anecdote croustillante sur la boutique à nous partager ?

Simon : Il m’est arrivé de participer aux soirées jeux de la boutique, voire d’organiser des tournois. Les soirées se sont arrêtées il y a quelques années, mais mon petit doigt me dit que je n’ai rien le droit de dire.

J’ai une tendresse particulière pour Destination Terre de Jeux. C’est une boutique dont j’ai rejoint la clientèle à ses débuts, à l’époque où moi-même j’ai commencé à m’intéresser aux jeux modernes, et comme dit plus haut c’est grâce à elle que j’ai mis un pied dans le milieu ludique. J’ai vu cette boutique grandir de l’intérieur, puis traverser la rue pour grandir littéralement et s’installer dans des locaux plus grands ! Je conçois sa communication depuis une dizaine d’années, c’est un peu une deuxième maison pour moi. D’ailleurs leur vendeuse est très sympa, il lui arrive même de me souffler des idées quand je dois faire la couverture du GBL.

Tu es amené à rencontrer pas mal de gens en festival ou lors des soirées jeux par exemple. Si un enfant venait te voir en disant qu'il rêve de faire ton métier, tu lui conseillerais d'être assidu à l'école ou plutôt de faire des caricatures des profs pour faire rire les copains ?

Simon : On peut aussi faire des caricatures des copains pour faire rire les profs !

Qu'est ce que tu voudrais lui transmettre comme message ?

Simon : Je n’ai pas de message universel à transmettre, je ne peux que témoigner de ma propre expérience. Mais dans tous les cas, une chose est sûre : que ça marche ou que ça rate, ça vaut le coup de tenter de faire un métier qui nous intéresse.

C’est si chouette d’aller au boulot sans traîner les pieds ! Si on tente pas, on saura jamais.

Avant de nous quitter et pour nous mettre l'eau à la bouche, peux-tu nous parler d'un projet d'illustration de jeu à venir pour 2025 ?

Simon : Pour 2025, il y a un chouette jeu des excellents X et Y pour lequel j’ai fait les illustrations, avec Z au graphisme. Ça arrive chez W début 2025 normalement, je laisserai à l’éditeur le soin de communiquer dessus. Il y aura aussi R et S sur lesquels je commence illustrations et graphisme, ça devrait sortir fin 2025, en Corée en tout cas, je ne sais pas encore s’ils seront localisés chez nous.

Pour le reste, je démarre dans quelques semaines des projets français et québécois, mais qu’on ne verra pas avant 2026.

Pardon ? Il fallait que je donne des détails ?

Simon Caruso, merci beaucoup d'avoir répondu à mes questions !

Simon : Avec grand plaisir, merci à toi ! Désolé si j’ai été trop bavard, la prochaine fois il faudra m’interroger sur un sujet qui m’ennuie.

Retrouvez les carnets d’auteurs de Simon Caruso quand a son travail pour l’illustration de la Sélection des ludicaires 2024, sur son site internet en cliquant ci-dessous.

Interview réalisée pour le GBL par Nicolas de la boutique Un pion c’est tout !

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