Conversation avec Florent Toscano : Opla, c'est parti !

  • Florent, peux-tu nous décrire ton univers personnel, jeu et professionnel en quelques mots ?

Mon univers personnel… Question curriculum, je viens d’une part de ce truc dévoyé et illégitimé par notre gouvernement : la Science (je suis Docteur en Biologie et étais chercheur dans un labo CNRS avant de ne faire que des jeux). Et d’autre part de l’associatif et du ludique via une très forte et longue implication dans l’asso que j’avais créée voilà une vingtaine d’années : Chamboultou.

Plus personnellement, sans doute que mon univers se retrouve dans mes créations et éditions ludiques… La nature compte beaucoup mais je me rends compte que je la vis de plus en plus dans des livres plutôt qu’en connexion directe, et je m’en désole. L’écrit a aussi une place importante, à la fois car j’aime lire et aussi écrire. Écrire les livrets de règles est un passage du développement des jeux que j’affectionne particulièrement. Je lis beaucoup d’essais naturalistes, scientifiques, sociaux. En ce moment je me régale de tous les bouquins de la collection Mondes Sauvages d’Actes Sud. Et de BDs, où mes goûts seront très variés. Mes coups de cœur se retrouvent dans les jeux adaptés de séries, grâce auxquels je peux bosser et développer des univers séquentio-ludiques avec des bédéhistes dont je suis fan comme Jérôme et Olivier Jouvray, Jonathan Munoz, Arthur de Pins, Guillaume Griffon… Je suis assez cinéphile aussi, et même depuis quelques années, je découvre ce à quoi j’étais plutôt hermétique, les séries ! Et j’aime manger ! (et boire…). Depuis plus d’un an je me suis trouvé un nouveau truc : la magie de la fabrication du pain ! J’entretiens un levain depuis quelques mois et me sens autonome là-dessus, avec le sentiment de progresser lentement, étape par étape… Comme quand on fait un jeu ! De façon générale, en dépit d’un besoin viscéral de sens, de liberté : j’adore la déconne, l’absurde, la mise en scène. Tout cela n’est pas incompatible : on peut très sérieusement ne pas se prendre au sérieux. J’ai grandi avec Fluide Glacial, Psikopat puis Renaud et Charlie Hebdo, dans le genre déconne libertaire intelligente !

Mon univers jeu et pro… Vous le connaissez ! Il est là : www.jeux-opla.fr ! J’ai créé la maison d’édition Jeux Opla il y a 10 ans avec un premier jeu, Pom Pom, que j’affectionne particulièrement, et qui contenait tout l’ADN de ce que seraient les Jeux Opla. A savoir un jeu avec un thème Nature, qui fait la part belle au dit thème et dont tous les paramètres naturalistes sont choisis avec des experts (en l’occurrence ici des paysans locaux). Mes goûts ludiques sont très variés, si ce n’est peut-être un plaisir moindre pour les jeux de bluff.

Comment est née ta maison d’édition Opla et ton envie d’éditer « vert » dans une démarche d’éco-conception ? Quels sont les grands principes de cette démarche ?

Elle est née en 2011, après que ma compagne d’alors et moi fussions de plus en plus connectés avec la Nature. Nous l’avons créé pour éditer le premier jeu, familial et simple : Pom Pom. Il a été depuis re-illustré par Bony en 2016. Développé avec l’aide de producteurs de fruits et légumes locaux et accompagné d’un livret plein d’infos sur le thème, mon ami Yves Renou avait adoré le jeu, donc Paille allait devenir notre distributeur pour les neuf années à venir !

Je ne viens pas de l’industrie, ni de l’entreprise, encore moins du marketing. J’étais encore chercheur scientifique quand j’ai lancé cette entreprise, bien qu’en dilettante, néanmoins le plus sérieusement du monde. Le fait qu’il n’y ait pas d’enjeu me permettait de prendre toutes les libertés voulues. Alors, aimant de moins en moins le monde qui se construisait autour de moi, j’ai souhaité faire différemment : sans doute mal, également, mais je m’attachais à faire moins mal… D’où le choix d’une éco-fabrication 100% française. Je tiens à ce 100% car il est souvent truqué, utilisé, manipulé sur tellement de produits. 

Les grands principes sont simples:

– local : 100% “made in France”, avec dans la mesure du possible un sourcing local des matières premières (les éléments en bois proviennent d’arbres qui ont piégé du carbone de l’atmosphère du Jura !). Ca veut dire impact environnemental environ 10 à 20 fois moindre qu’une production en Asie. Ca veut dire aussi qu’on n’exporte pas plus loin que la périphérie française, ça n’aurait aucun sens de produire localement pour ne pas saloper le monde, si c’est pour le saloper ensuite ! Les jeux à l’étranger ne le sont que sous licence avec un distributeur qui les fabriquent de façon éco-friendly dans le pays dans lequel il sont vendus.

– moins sale : encres végétales, pas de solvants, fabricants très impliqués dans les process minimisant les impacts environnementaux…

Et d’un côté social, c’est quand même pas mal, de faire bosser et donner des ronds aux gens qui sont les potentiels acheteurs de nos jeux ? En dupliquant ça dans tous les pays éloignés où le jeu est vendu !

  • Quelles sont les difficultés auxquelles on est confronté lorsqu’on fait de la fabrication 100% française ?

Le tarif et la faisabilité ! On ne peut pas tout faire, et ce qu’on peut faire, on ne peut pas le faire au tarif Pologne et encore moins Asie !

J’ai des coups de fil quotidiens d’éditeurs qui me demandent des conseils et des contacts car ils ont envie de produire en France. Puis une fois qu’ils ont le devis… Ben oui, ça remet intégralement et profondément en cause un modèle économique en place, et ça on sait que c’est compliqué. Donc pour changer sa façon de faire, et bien il faut changer sa façon de faire. Faire des sacrifices, souvent gros. Alors le mieux c’est de faire le travail intellectuel pour transformer ces sacrifices en contentement !

  •  Comment fait-on quand nos jeux sont distribués sur l’Europe à l’export avec ce concept 100% ?

Déjà, Jeux Opla est indépendant pour la distribution depuis juillet 2020. On distribue nos jeux directement en France et banlieue proche : Belgique, Suisse, Espagne… Quand c’est plus loin, uniquement de la licence, et à la condition que le distributeur qui signe, fabrique le jeu localement et proprement. Inutile de dire que ça flingue 75% des contrats. Et ça donne par exemple le fait que nos jeux ne se trouvent pas au Québec… Car bien que plusieurs distributeurs aient souhaité les localiser, ça reste jusqu’à aujourd’hui a priori impossible avec mes conditions…

J’ai du coup eu à refuser certains très gros contrats pour certains jeux pour le marché mondial via de très gros distributeurs… Mon Hop le J’Ton a été le jeu le plus voulu, et que j’ai le plus refusé car ça aurait été uniquement une production en Asie. Avec uniquement des arguments d’adhésion à des associations qui s’engagent à replanter des arbres… Et même si tant d’arbres sont replantés, ça reste un pansement dans tous les cas moins pertinent que d’agir à la source !

 

 

  • Comment conçoit-on un jeu en éco-conception ? Est-ce l’idée qui vient à nous en fonction de la matière ou, à l’inverse, on a une envie de jeu et on essaie de l’adapter à ce mode de fabrication ?

C’est un tout. On développe le jeu en connaissant la contrainte matérielle. Cette contrainte est double chez nous, car il faut que le jeu soit réalisable à un coût acceptable dans nos conditions, et qu’il s’intègre dans l’une de nos gamme. C’est pourquoi je suis l’auteur de la plupart des jeux, et que pour les autres, ils sont presque développés en interne car les auteurs sont des intimes des Jeux Opla comme Alexandre Droit ou Julien Prothière. Pour ce dernier, par exemple, c’est moi qui avait fait la demande d’un jeu adapté de la série de bandes dessinées La Marche du Crabe, et il a fallu le convaincre de supprimer et adapter de nombreux matériels pour que son jeu rentre dans sa petite boite à un prix correct.

Une troisième contrainte est la base. Pour les jeux de la gamme BD, comme La Marche du Crabe, je souhaitais que le jeu soit un spin off ludique de la série de BDs. Il fallait coller parfaitement au scénario et être développé autour. Idem pour la gamme Nature, où je fais toujours plein de biblio sur un thème pour m’imprégner du sujet et ensuite développer le jeu:  Actuellement sur les fonds marins…

En ce moment, je termine le travail mécanique d’un prochain jeu de cette gamme, et tout le procédé créatif est accompagné par cette notion matérielle et coût. Je sais que le jeu sortira dans cette gamme, à ce prix fixe, donc je sais qu’il ne doit pas me coûter plus que ce prix de production. A moi ensuite de composer avec ça. 

Et puis on vit sur une planète sphérique et donc finie, on ne peut pas avoir des envies infinies ! C’est très bien les limites ! Et je ne les vois plus comme un frein mais comme une force stimulant la conception !

 
  • Dans quel cas renonces-tu à éditer un jeu à cause de ton modèle éditorial ?

Je ne renonce pas, je sais dès le début que c’est mort… C’est un mode de fonctionnement éditorial très différent. Les projets naissent ici, et se développent ensuite via la famille d’auteurs proches. 

Quand Blaise Muller m’a montré son prototype Les Ecureuils en Hiver (Le Bois des Couadsous), j’ai adoré, vraiment, un vrai coup de cœur, partagé par toutes celles et ceux qui l’avaient découvert ce jour. Mais matériel inimaginable pour moi, dont un plateau qui pivotait… Je l’ai même encouragé, avec d’autres, à l’envoyer à Gigamic. Puis j’ai réfléchi et travaillé le truc dans mon coin pour au bout d’un moment lui proposer une nouvelle version de son jeu (faut avoir confiance pour oser modifier autant le jeu génial de quelqu’un de tout aussi génial) très épurée, sans plateau, avec en tout et pour tout 25 tuiles, et des ajustements de règles assez forts, et l’arrivée de personnages ! Non seulement ça lui a plu, mais il y a même trouvé une plus-value ludique !

En ce moment, Julien Prothière et Juan Rodriguez travaillent sur un jeu qui continuera la gamme entamée par [kosmopoli:t]. Ils avaient besoin d’un sablier. Impossible à produire proprement en France à un tarif correct. J’ai un peu insisté pour qu’ils cherchent une autre voie, et leur en ait proposé une qu’ils se sont visiblement parfaitement appropriée : elle leur ouvre même de nouveaux possibles ludiques ! Bingo !

  • Comment fait-on passer le message à travers les boîtes de jeu ?

Le point majeur et incontournable : il faut avant tout que le jeu soit plus que bon. Bien que ça reste très subjectif, et c’est très bien ainsi. Je déteste pas mal les jeux estampillés “éducatifs” ou “pédagogiques”, avec tout le marketing collé au cul de ces étiquettes rassurantes pour les parents mais posées sur des produits pas toujours ludiques et pas toujours apprenants. Donc on fait avant tout des jeux de société modernes. La façon de les faire, les thèmes traités, c’est finalement une autre partie de ce tout. On s’attache à ce que le “produit” final représente justement ce tout, cet ensemble qui représente une unité à la fois dans la mécanique du jeu, son décorum, son thème, son histoire, sa fabrication… Là ça fait du sens, et le joueur, je l’espère, le ressent et est touché.

 
  • Quelle est la part de communication dans ce système d’édition pour mettre en avant ces jeux ?

Elle est assez importante et peut être délicate car j’exècre la possibilité qu’on amalgame notre « made in France » à du protectionnisme ou à tout autre idée s’en rapprochant. Donc pas de bleu-blanc-rouge, mais avant tout de la transparence. Tant lors de la conception et du développement des jeux, que dans la fabrication. Les réseaux sociaux permettent ce lien avec la communauté de façon assez solide, magique et facile !

Mais en vrai, on communique bien plus sur le jeu en lui-même que sur sa fabrication. D’ailleurs, en boutique spécialisée, les joueurs et joueuses viennent-ils acheter un jeu avec une proposition ludique, ou avec un mode et un lieu de fabrication ? Je crois que la question : “elle est vite répondue”.

 

 

  • Comment les boutiques accueillent-elles cette démarche ? 

Bien, je crois. Même hyper bien parfois. Si j’en crois toutes celles qui nous suivent. Toutes celles qui en plus ont accepté la contrainte depuis presque un an d’un mini éditeur avec un mini catalogue qui se distribue en indépendant. Toutes celles qui comprennent aussi que notre marge en étant indépendant nous permet de développer bien plus facilement nos jeux ainsi… Que c’est leur part du travail. Car bien-entendu tous les acteurs de toutes les chaînes sont impliqués et responsables. On sait qu’on va dans le mur et on appuie sciemment sur l’accélérateur alors que la pédale du frein est juste à côté. Les pouvoirs publics et les gouvernements n’aiment pas le frein (toujours pareil, la différence entre le dire et le faire). Donc à chacun d’agir, sans reporter la faute à quiconque, on est tous dedans donc on peut tous mettre les mains dedans !

  • Quel jeu a été le plus dur à concevoir et pourquoi ?

Dur, non, mais long : [kosmopoli:t]. D’un jeu commandé par un labo de linguistes, on aboutit quatre ans après un jeu édité et vendu dans le commerce aux allures d’OLNI… Au fil du développement, petit à petit, les intentions et ambitions sont devenues tellement grandes, folles et disproportionnées… Tellement de savoirs, de techniques et de créativité ont été nécessaires. Tellement de gens des quatres coins du monde ! Tellement de questionnements… Le projet le plus hors-normes et le plus génial !

Dans un autre genre et pour d’autres raisons : La Glace et le Ciel. Il m’a demandé (et cette fois uniquement à moi) le plus de travail mécaniquement, sur plus de deux ans.

 

  • Si on te laisse le mot de la fin, quel message voudrais-tu passer ?

Avant tout pas un message mais un merci, un gros, un bien comme il faut et bien mérité, aux joueurs et aux boutiques qui nous suivent et nous sont fidèles. Ce merci est teinté d’encouragement dans cette longue situation particulière, différemment compliquée pour chacun…

 

Ensuite, je ne sais pas, des grands mots très convenus… Trouvez du sens et créez-en dans toutes vos actions, et surtout tirez-en un bénéfice. Transformons chaque contrainte apparente en apport ! Ne nous infligeons pas les choses et changeons notre rapport au monde. Bref… Jouez, quoi !